« Dépêchez-vous, filles de la Lune, Chaudin la resplendissante va bientôt disparaître derrière les montagnes. On doit rentrer au village ! »
Les deux jeunes aspirantes prêtresses cessèrent brusquement de rire et replongèrent les bras dans l’eau.
On ne trouvait le carex, cette grande herbe des marais, que dans un lieu assez éloigné de Kerne. À cet endroit, les eaux du lac passant au creux des dunes lors des crues printanières s’insinuaient dans la forêt.
Ce marécage était une bénédiction pour la tribu : il fournissait à la fois l’argile nécessaire à la céramique et le carex, indispensable aux travaux de vannerie. Les trois jeunes prêtresses avaient bondi de joie en apprenant qu’elles auraient le privilège d’accompagner Malik, la Mère aux mains habiles, en ce lieu tabou.
Talèki, juchée sur une digue naturelle un peu à l’écart, sortit de sa sacoche les lanières qu’elle et ses compagnes avaient fabriquées en prévision du jour de la récolte, de longues bandes blanchâtres recueillies entre l’écorce et le bois du tilleul.
Ce n’était pas la première fois qu’elle participait à la récolte. Elle avait dix-sept printemps et toutes les futures prêtresses y participaient dès leur plus jeune âge.
La jeune prêtresse saisit une lourde brassée des précieuses tiges qu’elle noua habilement, pour former une botte compacte qu’elle fixa solidement à l’extrémité d’une perche. Chaque femme porterait quatre gerbes, un balancier en équilibre sur chaque épaule.
Contrairement à ses amies, Talèki n’avait pu pleinement profiter du privilège de cette sortie. Elle s’était sentie mal à l’aise durant presque toute la journée. Elle avait beau essayer de se raisonner, les images malsaines de son rêve de la nuit précédente la hantaient, sans qu’elle puisse s’en défaire. L’image de ces corbeaux aux becs rougis de sang s’ébrouant dans une eau fétide lui revenait sans cesse. Elle avait préféré ne pas en parler aux autres. Elle ne voulait pas gâcher leur joie.
Bien qu’elle fût déjà considérée par certains villageois comme une prêtresse, elle n’avait pas encore reçu son initiation. Les visions que la grande Mère envoyait se poser sur les filles de la Lune ne pouvaient pas, en principe, lui parvenir clairement.
Talèki, elle, avait eu des visions aussi loin qu’elle s’en souvienne. Toutefois elle n’en parlait pas aux autres femmes. D’ailleurs, ses visions mêlaient vérités et délires qu’elle ne savait pas dissocier. Là où elle croyait lire un présage ne se trouvait peut-être qu’un cauchemar hasardeux. En tout cas, c’était à coup sûr ce que lui aurait rétorqué la Mère, si elle lui en avait seulement dit un mot. Quant à en parler à Valia, pourtant sa meilleure amie, il n’en était pas question ! Elles étaient depuis toujours en concurrence pour tout ce qui concernait les qualités que doit acquérir une prêtresse. Talèki était la plus douée, toutes les anciennes le murmuraient, mais c’est à Valia que revenait la place d’honneur. Elle était appelée à devenir Grande prêtresse, à la suite de sa mère Manika.
Maintenant que la vieille femme parlait de rentrer à Kerne, Talèki commençait à se détendre. La quinzième botte était liée. Plus qu’une. Avant que l’astre du jour ne disparaisse, elles seraient de retour au village. Cette pensée lui rendit son courage.
« Vite, encore quelques poignées et nous en aurons assez.
– C’est heureux, lui répondit Valia en riant, mes pieds doivent être aussi ridés que ceux de la vieille Sumana, à force d’être dans l’eau !
– Et ce soir, tu seras courbée comme elle, lorsque nous aurons porté tout cela jusqu’à Kerne ! » renchérit Siras, toujours prompte à plaisanter.
Le craquement d’une branche morte attira leur attention. Talèki se retourna vivement et se mit à hurler en découvrant un visage verdâtre entre les branches :
« Des miloks ! Des miloks ! »
Tout se passa alors très vite. Des hommes surgirent du sous-bois, armes à la main. Ils avaient l’apparence féroce des démons des légendes. Leurs fronts courts, leurs faces épaisses et leurs torses poilus les distinguaient des hommes de Kerne, plus élancés. Ils étaient entièrement nus, recouverts d’argile et de cendre. Talèki n’eut pas besoin de penser. Elle courait déjà à toutes jambes à travers les branches pour rejoindre l’étroite bande de terre sèche. Elle filait vers les dunes aussi vite qu’elle le pouvait. Elle savait que ses deux amies et la vieille femme qui les accompagnait avaient de l’eau jusqu’aux genoux et ne pourraient s’extirper aussi aisément qu’elle de la vase. Leurs hurlements lui parvinrent dans sa course effrénée. Ignorant les branches qui fouettaient son visage, elle arriva rapidement sur la première dune. Elle trouva le courage de ralentir pour regarder derrière elle : les miloks ne la poursuivaient pas. Les larmes aux yeux et la peur au ventre, Talèki aperçut alors des hommes projeter leurs lances en direction des femmes qui atteignaient la lisière juste à ce moment-là. Deux d’entre elles s’effondrèrent dans la vase. Leurs cris cessèrent immédiatement. Impuissante, Talèki vit alors un autre milok, plus grand, s’approcher de Valia, seule survivante. La blonde adolescente rampait maintenant dans la vase, hurlant de terreur. Talèki l’entendit implorer la Déesse alors que, sans hésiter, le démon plantait une lance dans son dos. Un silence épais tomba sur le marais.
Talèki devina que les guerriers la cherchaient des yeux. Elle s’accroupit aussitôt, cachée par le haut de la dune, puis, refoulant les larmes qui l’aveuglaient, elle reprit sa course en s’efforçant de rester dans les creux du sable. Elle parvint rapidement à la berge dont le sol, composé de graviers, était plus ferme et s’élança le long de la rive du lac, sans plus se retourner.
Bronuk était le seul homme en âge de combattre qui logeait dans une maison sur la terre ferme à Kerne. C’était une grande hutte circulaire plantée sur la berge, juste en face des pontons. Il partageait cette pièce unique avec les hommes devenus inutiles, vieillards et malades ; les queues de lézard, comme les appelaient les femmes. Pour les invalides et les grabataires, cette habitation présentait l’avantage d’être munie d’une porte, ce qui leur permettait de se traîner dehors les jours de beau temps, contrairement aux grandes maisons rectangulaires sur pilotis installées sur le lac. Ces dernières ne disposaient d’aucune ouverture dans les murs, simples palissades de poutres rondes et lisses, surmontés de toits de chaume. L’accès aux bâtisses n’était possible que par des échelles en bambou.
Bronuk était aussi l’un des seuls mâles que respectaient les femmes. Ce n’était pas lié à sa personne, bien qu’il fût certainement l’homme le plus fort du village. Son surnom, « le géant », n’avait rien de moqueur car il dépassait d’une tête tous les autres hommes. Mais malgré son prestige, pour les femmes, prêtresses ou simples villageoises, il restait un mâle, donc un être naturellement inférieur. Les légendes ancestrales rappelaient que seules les femmes avaient une âme, un tondi, qui voyageait la nuit dans le monde des dieux et recevait parfois la parole de la Déesse et des dieux. Les hommes, eux, ne rêvaient que de choses terrestres et vulgaires.
Bronuk devait son aura particulière à son rôle de responsable du four. Lui seul excellait à le faire chanter, même si tout le monde connaissait la légende des origines selon laquelle il avait été conçu par une femme inspirée par la Déesse.
L’impressionnante construction ronde était adossée à la maison. Lorsque le four était éteint, on pouvait sans peine y pénétrer et se tenir debout. On y cuisait les poteries, on y fumait la viande et les poissons, on y cuisait aussi les galettes de céréales une fois l’an. Ces trois opérations assuraient la survie du village pendant les mois d’hiver et chauffaient les vieillards
Le grand Bronuk n’était pas peu fier de son rôle, mais sa principale fierté reposait sur la certitude d’être le seul mâle que Manika, la Grande prêtresse, fit venir dans sa couche.
Ce jour-là, il avait entrepris de colmater les fissures nées de la dernière chauffe, aidé de quelques vieillards encore valides. Il entendit les chiens aboyer de manière curieuse et leva les yeux. Le géant aperçut alors la jeune fille qui courait vers eux. Il reconnut bientôt Talèki. Pourquoi était-elle seule ? Il fit quelques pas dans sa direction. Lorsqu’elle fut assez près pour être entendue, elle se mit à crier entre deux halètements :
« Bronuk, frappe l’alarme ! Frappe l’alarme ! Les miloks ont tué Valia, Siras et Malik ! »
Bronuk saisit aussitôt la gravité de la situation. Après un coup d’œil circulaire, ne sachant à quoi s’attendre, il se précipita dans sa hutte pour en ressortir aussitôt, une lance à la main. De l’autre, il tenait le bâton qui servait à battre la peau tendue à côté du four. Il frappa le rythme de l’alarme. Un bruit sourd et profond s’éleva.
(…)