Donyval trépignait sous les arcades du cloître. Il attendait avec impatience Frère Anselme. D’habitude, son maître ne quittait guère les murs du monastère mais aujourd’hui était un jour exceptionnel : toute la population de la vallée se rassemblait sous la halle, au centre du village.
L’abbaye de Lagrasse du Comté de Montpellier était en effervescence depuis qu’un messager du Roi, ce matin du 7 février de l’an de grâce 1351, avait annoncé la visite de Charles Monseigneur, Dauphin du Viennois et fils du roi Jean II le Bon. Aussitôt la surprise passée, l’Abbé Justin de Basul ordonna le bain des moines, qu’en général ils évitaient en hiver. Il déconseilla cependant d’y ajouter le rituel de tonsure : moins d’une semaine avant l’arrivée du prince héritier, des écorchures sur le crâne des frères auraient été inconvenantes. Mais on prit tout de même soin de tailler les ongles ainsi que les cheveux et les barbes des frères convers.
Du haut de ses quinze ans, Donyval avait un cœur prompt à s’enflammer. Depuis quelque temps ses épaules s’étaient élargies, mais quelques rondeurs d’enfance flânaient encore sur son visage adolescent. Pour l’heure, il attendait dans une allée du cloître, vêtu d’une robe de bure devenue trop courte pour lui. Il fit quelques pas et renoua la corde tressée d’un mauvais coton qui lui tenait lieu de ceinture. Le monastère paraissait désert ; le soleil déclinait déjà et, malgré l’azur du ciel, l’air restait frais en ce mois de février. Quelques rayons de soleil obliques frappaient les murs du cloître, derrière les arcades, créant autant d’alcôves tièdes. Il se nicha dans l’une d’entre elles et, son attente se prolongeant, finit par s’asseoir. Son enthousiasme commença à décroître. Un voile de fatigue tomba sur ses paupières.
La patience est la mère des vertus, se répéta-t-il vainement. Mais comment, Seigneur ! ne pas être impatient aujourd’hui ? Il imagina une fois encore ce qui l’attendait, avec fierté. Malgré son jeune âge et les épreuves qu’il avait endurées, ou peut-être grâce à elles, il mesurait avec discernement le chemin qu’il avait parcouru. Lui, petit orphelin, mendiant insignifiant que l’on chassait encore à coup de pierres deux ans auparavant, était devenu le disciple ou mieux, le précieux collaborateur de Frère Anselme, connu par monts et par vaux pour sa science de la médecine des âmes et du corps. Et c’était encore lui, Donyval, jadis invisible pouilleux, qui allait approcher au plus près le seigneur Charles, héritier de la Couronne. Il y voyait une belle revanche. Et il avait appris que le Dauphin venait d’avoir 13 ans !
Il est plus jeune que moi ! pensa Donyval. Comme moi, il mange à sa faim. Cependant la comparaison s’arrêtait là… il le savait bien. Le dauphin est déjà marié à Jeanne de Bourgogne et sera roi après son père tandis que moi, au mieux, je serai un barbati, un frère convers, à jamais célibataire. Il s’imagina avec une barbe grisonnante comme Maître Anselme, entouré de novices avides, racontant avec force de détails sa rencontre avec le dauphin ici, au monastère de Sainte-Marie d’Orbieu, lorsqu’il était jeune.
Cette image disparut brusquement :
Peut-être je n’aurai pas de barbe, mais au contraire je me raserai au plus près pour être le plus doux des maris. Il se vit vêtu à la mode des marchands, tenant à son bras… son amour secret. Ah ! Si seulement Sybiline me regardait ; si seulement elle n’était pas si distante, songea-t-il. Autant dire : si Sybiline n’était pas Sybiline ! Et moi-même, un futur moine… conclut-il, se relevant et secouant la poussière de sa robe.
Maître Anselme dit qu’il faut toujours être actif sinon toutes sortes d’idées étranges peuvent pénétrer en notre esprit. C’est peut-être vrai !
Il fit quelques pas jusqu’à l’entrée du passage qui menait à l’infirmerie.
Quelle semaine extraordinaire ! Tous les hommes valides avaient été exemptés de prières nocturnes. Plus de mâtines ni de laudes ! La communauté ne s’était rassemblée qu’au petit jour, pour l’office de prime. Ensuite, la réunion des moines dans la salle capitulaire avait pris une importance particulière, stratégique. Donyval s’était conformé à ce que lui avait demandé Frère Anselme : préparer une quantité impressionnante d’eau lavante, en mélangeant puis en filtrant l’infusion d’une herbe appelée borith, mêlée de cendres. Puis, les deux derniers jours, distiller une eau aromatique commandée par l’Abbé. Frère Anselme en avait fait suffisamment pour que chaque frère pût en user à loisir. Seul son maître en connaissait la recette, mais les herbes qui la composaient lui étaient connues puisqu’il les avait collectées dans le jardin jouxtant le réfectoire de l’infirmerie. Il se les remémora : la sauge, la marjolaine, le basilic, la menthe, la rue, le romarin. Pour sûr, aujourd’hui, les moines sentiraient aussi bon qu’un jour de Pâques !
En attendant son maître, Donyval visualisa le spectacle qui l’attendait : il y aura tout le monde, à commencer par les seigneurs des environs, l’Abbé, mais aussi les moines, pères et frères, les barbatis et derrière, tout le village, commerçants, artisans et paysans. Tous seront parés de leurs plus beaux atours. L’équipée du prince Charles arrivera par la route de Saint-Laurent. Il paraît qu’une garde royale de cinquante soldats la précède ! L’abbé a fait préparer la ruelle des boucaneries. Les villageois ont aligné des abreuvoirs et tiré une chaîne pour accrocher les montures. Les enfants des paysans aideront les palefreniers et en profiteront pour ramasser le crottin pour les jardins. Le Dauphin et sa sœur Blanche recevront un compliment de l’Abbé Justin. Ensuite, celui-ci les accompagnera jusqu’au seuil de l’abbaye où ils oindront d’huile leurs pieds avant d’entrer dans Sainte-Marie d’Orbieu, comme le veut la coutume.
Deux oiseaux s’envolèrent en pépiant, Donyval releva la tête. Enfin, Frère Anselme arrivait. D’une manière générale, celui-ci détestait s’éloigner de son laboratoire et de ses études sauf pour la prière qu’il considérait comme une activité complémentaire à celle de chercheur car « on ne découvre jamais rien sans la grâce de Dieu », se plaisait-il à répéter. Le moine tourna pour s’engager dans le couloir qui longeait l’écurie et Donyval lui emboîta aussitôt le pas. Ils passèrent le portail, salués par les deux jeunes convers qui le gardaient.
« Faudra-t-il, souffla Anselme, jetant un coup d’œil à son disciple qui paraissait en pleine lumière, que le Dauphin vienne tous les mois pour que j’aie le plaisir de te voir propre ?
– L’Abbé a dit qu’il fallait être agréable au Dauphin Charles de toute notre âme, mais aussi de tout notre corps… Il hésita, puis continua : l’eau odorante fait merveille, maître. M’en direz-vous la recette ?
– Oui, et plus que cela si tu progresses en lecture. Tu pourras en apprendre nombre d’autres si tu sais le latin. Peut-être même, un jour, en créer toi-même », ajouta-t-il.
Cette réponse parut de très bon augure au jeune garçon. Il s’aventura à interroger son maitre sur une question délicate qu’il n’avait jamais osé aborder
« Est-il vrai que vous connaissez les plantes interdites ? »
Comme Anselme ne répondait pas, il continua :
« C’est ce que clament partout Frère Dominique et Frère Mathurin. Ils parlent aussi de Mathilde la blonde et de Sybiline qu’ils appellent “les diablesses”. »
Il s’empressa d’ajouter :
« Je n’ai rien révélé de nos visites auprès d’elles et de vos rencontres dans la boutique de Jéhan le discret. Mais pensez-vous qu’elles pourraient être mêlées à quelque œuvre diabolique ? Frère Mathurin l’affirme. »
Anselme haussa les épaules. Il connaissait bien sûr les fameuses « plantes interdites » qu’évoquait Donyval : la guède, l’aconit, l’hellébore, le réalgar, l’arsenic, la litharge… Il finit par lâcher :
« Connaître les plantes pour guérir est manifestement un don du Seigneur. Ne te souviens-tu pas de la parabole du figuier ? On reconnaît l’arbre à ses fruits ! Leur connaissance des plantes n’en fait pas des sorcières. D’ailleurs, n’as-tu pas entendu dire que les sorcières confectionnent des philtres et des poisons à base d’animaux : scorpion, crapaud, araignée ou lézard, et participent aux sabbats la nuit. Je pense que nous n’avons rien de tel dans les parages !
Donyval frissonna. Frère Anselme s’en aperçut et un discret sourire apparut sur ses lèvres. Il se débarrassa du jeune homme en lui faisant signe de le précéder. Que dire d’autre à un jeune écervelé comme lui ?
Parmi les plantes interdites qu’utilisaient couramment les guérisseuses, il le savait, il était coutume d’appeler diaboliques celles qui aidaient les femmes à se débarrasser d’un bébé non désiré. Lui-même n’y avait jamais recouru. La vie était sacrée. Ce n’était pas son rôle de s’occuper de ces choses-là. C’était une affaire de femmes. Pourtant la guerre, une affaire d’hommes, celle-là, tuait tout autant ! Il n’était pas rare que les vieilles femmes, déjà affaiblies par de multiples grossesses, meurent en couche, laissant une demi-douzaine d’orphelins. Ce n’est pas lui qui jetterait la première pierre aux faiseuses d’anges.
Mathilde la blonde, qui vivait avec sa fille adoptive à l’entrée du village, n’était pas la dernière appelée lorsqu’un villageois était malade. Elle fournissait aussi à Jéhan le discret, un villageois qu’il appréciait, des noix de galle avec lesquelles celui-ci fabriquait une encre noire de grande qualité. C’est Jéhan qui avait attiré l’attention de Frère Anselme sur la connaissance de cette femme. Il avait alors profité d’une de ses livraisons à la boutique pour prendre contact avec elle. Leurs rencontres s’étaient multipliées. Mathilde avait ainsi pu l’aider à identifier des plantes locales à partir de gravures du Canon de médecine d’Avicenne, dont la bibliothèque de l’abbaye possédait plusieurs feuillets, puis il s’était aperçu que la guérisseuse connaissait aussi les vertus d’autres plantes, inconnues de lui-même. Depuis la fin de l’épidémie, ils travaillaient ensemble à la création de distillats qui, comme le suggérait un manuscrit rapporté par Jéhan, leur permettait de tirer la quintessence des plantes médicinales.
Quelle accusation ridicule ! se dit-il. Cette question de la sorcellerie n’avait pas encore été abordée au chapitre de Sainte-Marie d’Orbieu. Mais le serait-elle un jour ? C’était un sujet embarrassant, tout autant que l’existence de l’atelier de distillation dans la cave de Jéhan. Quant à Dominique et Mathurin, on ne les voyait guère à la prière. Ces deux moines de haut lignage, et donc responsables de la gestion des biens de l’abbaye, s’étaient maintenant établis dans les maisons du village appartenant au monastère, de l’autre côté de la rivière. Fils cadets de petite noblesse, ils menaient une vie de seigneurs, gérant non plus leurs propres biens, qu’ils avaient abandonnés en prenant la robe, mais les biens de l’Église. Nul doute qu’eux-mêmes, ou certains de leurs compagnons de fête, n’hésitaient pas à envoyer auprès des guérisseuses de jeunes paysannes apeurées, quelques piécettes serrées entre les doigts. Ces jours-là, on ne trouvait pas d’objection à « faire passer » un futur bâtard de moine, à l’aide de plantes interdites…
Il était heureux qu’un groupe de moines, les vrais moines se disait-il, continuent à respecter la règle bénédictine qui voulait que l’on prie, mange et dorme en communauté. Malgré son isolement apparent, Frère Anselme était fier de sa communauté. Certes, lui-même ne respectait pas tous les commandements puisqu’il dormait dans une cellule individuelle à l’infirmerie et utilisait, avec Jéhan, un manuscrit d’alchimie sur lequel l’opprobre de la communauté aurait sans doute été jeté. Mais sur ces points, il était en paix avec sa conscience. Nul monastère sans infirmerie et sans remède. Qu’un Frère soit là pour veiller sur les malades procédait d’une évidente charité chrétienne. Que lui-même soit ce moine et qu’à ce titre, il revendique un traitement particulier, c’était chose acquise depuis longtemps. Quant à sa rencontre avec Mathilde et Jéhan, avec lesquels il s’était associé pour trouver de meilleurs remèdes, c’était l’œuvre de la Divine Providence. Il n’en doutait point.
(…)